L’audition commence à neuf heures cinq.
M. le président Noël Mamère. Monsieur le préfet, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Bernard Boucault prête serment.)
Vous êtes accompagné de M. Laurent Nunez, votre directeur de cabinet, et de M. Alain Gibelin, directeur de l’ordre public et de la circulation. Si ces messieurs sont appelés à s’exprimer devant nous, je leur demanderai également de prêter serment.
Je vous invite à faire le point sur les thèmes de cette Commission d’enquête relative au maintien de l’ordre dans les manifestations. M. le rapporteur Pascal Popelin vous posera ensuite la première série de questions, avant les autres commissaires présents.
Cette Commission d’enquête parlementaire a été créée après les événements de Sivens. Elle n’a pas pour objet de revenir sur ce qui s’est passé sur ce lieu, dans la mesure où une information judiciaire est en cours, mais de tenter de contribuer à l’amélioration de l’ordre public, en faisant évoluer la doctrine dans un sens qui corresponde à l’évolution de notre société.
M. Bernard Boucault, préfet de police de Paris. L’ordre public dans la capitale constitue historiquement la première mission du préfet de police, créé dans ce but par le Consulat par la loi du 28 pluviôse an VIII, précisée par l’arrêté des Consuls du 12 messidor an VIII. Nous visons encore ces textes lorsque nous modifions l’organisation de la préfecture de police.
Depuis cette époque, le caractère hautement sensible de cette responsabilité ne s’est pas démenti. Siège des institutions et des représentations diplomatiques, capitale de la cinquième puissance économique du monde, qui assume pleinement ses responsabilités de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, perçue dans le monde entier comme la capitale des droits de l’homme, Paris constitue le réceptacle de tous les mécontentements en France mais aussi en provenance de l’étranger. Il faut savoir que 30 % des manifestations n’ont absolument rien à voir avec la France : ce sont des contestations internes à certains pays, Sénégal, Côte-d’Ivoire, Gabon, Congo, ou relatives à des conflits extérieurs, par exemple entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie.
Quelque 3 000 rassemblements à caractère revendicatif se déroulent chaque année à Paris : 3 382 en 2012, 3 411 en 2013, 2 623 en 2014, dont de 600 à 700 de manière inopinée, ce qui pose, j’y reviendrai, des problèmes particuliers. Environ 10 millions de personnes défilent ou se rassemblent sur la voie publique parisienne chaque année. À ce chiffre, déjà considérable, il convient d’ajouter les manifestations festives – technoparades, gay prides –, sportives – Tour de France, marathons, matchs de football – et institutionnelles – le défilé du 14 juillet et les nombreuses visites de chefs d’État et de Gouvernement étrangers. Ce sont au total plus de 6 300 événements que le préfet de police doit encadrer annuellement dans la capitale.
Seul un tout petit nombre ont fait l’objet d’une mesure d’interdiction : cinq en 2014, vingt-cinq en 2013, quinze en 2012. C’est toujours très largement inférieur à 1 %. Dans l’équilibre qui doit être trouvé entre l’exercice de la liberté de manifester ses opinions et les impératifs de l’ordre public, deux objectifs de valeur constitutionnelle, la balance penche ainsi très nettement en faveur de la liberté, ce qui est dans l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Je présenterai dans un premier temps l’organisation dont est dotée la préfecture de police pour assurer ses missions de maintien de l’ordre et, dans un second temps, les nouvelles formes de contestation, les difficultés qu’elles présentent et les mesures que nous avons prises pour y répondre.
Il existe à la préfecture de police une direction spécialisée, la direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC), créée en 1999 et issue de la scission d’une partie de l’ancienne direction de la sécurité publique. Les opérations de maintien de l’ordre à Paris se déroulent dans des conditions différentes qu’à Sivens, dans un milieu très urbanisé, à proximité immédiate de centres de décision politiques ou économiques du pays. Les manifestations parisiennes se déroulent dans des secteurs qui continuent de vivre normalement ; des personnes à quelques dizaines ou centaines de mètres d’une manifestation peuvent n’avoir aucune conscience de sa présence.
La préfecture de police s’appuie sur une chaîne de commandement très intégrée, pilotée en première ligne par le directeur de cabinet du préfet de police, et qui assure la continuité de l’ordre public toute l’année, jour et nuit. Chaque événement reçoit un traitement particulier en fonction des risques connus et du lieu où il se déroule. Une ou plusieurs réunions sont organisées en lien avec le cabinet du préfet de police, parfois sous la présidence du directeur de cabinet, et, pour les plus importantes, par moi-même. Il revient à l’état-major de la DOPC de préparer et d’assurer la gestion des événements, selon les directives qu’il reçoit de ma part ou de celle de mon directeur de cabinet. Pour chaque manifestation, un chef d’état-major adjoint de la DOPC, sous l’autorité de M. Alain Gibelin, est responsable de l’ensemble des événements d’une journée considérée. Il assure la préparation de ceux-ci, en étant lui-même présent ou en désignant une autorité qui le représente, par les reconnaissances nécessaires, les discussions avec les organisateurs, et conduit l’exécution des services qu’il a préparés, soit sur le terrain soit, pour les événements les plus sensibles, via une salle de commandement. J’insiste sur le fait qu’il n’y a pas de césure entre les phases de préparation et d’exécution, qui sont confiées aux mêmes personnes.
Sur le terrain, le préfet de police est représenté, pour chaque rassemblement à risque, par un commissaire de police en liaison permanente avec sa hiérarchie, le chef de district de l’ordre public et l’état-major de la DOPC. Ce commissaire est chargé de vérifier que la force est employée en dernier recours et dans le respect des principes de nécessité et de proportionnalité.
En dehors des cas où la force est employée en légitime défense ou pour tenir une position prédéfinie, l’accord de l’autorité préfectorale est toujours demandé pour recourir à cette contrainte contre les manifestants. L’ensemble des événements de voie publique font l’objet d’un suivi continu du directeur de cabinet, par l’intermédiaire des conseillers de police ou de l’officier de permanence. Le directeur de cabinet peut à tout moment évoquer à son niveau le déroulement d’une manifestation, prendre les décisions nécessaires, m’en informer ou me demander la validation de telle ou telle décision. Cette chaîne de commandement permet de limiter au plus juste l’emploi de la force dans les manifestations.
Le deuxième élément de cette organisation, c’est la concertation permanente avec les organisateurs. Le bon déroulement d’une manifestation tient en grande partie à l’existence d’une concertation préalable entre les organisateurs et les responsables des services de maintien de l’ordre, même si – on peut le regretter – les textes relatifs aux déclarations de manifestation ne prévoient pas de négociation avec les déclarants. Dans la réalité, cette négociation a lieu et c’est grâce à elle que les choses se passent bien, dans la très grande majorité des cas. On pourrait, c’est une suggestion que je fais, rendre cette concertation obligatoire.
Il existe un guichet unique vers lequel convergent toutes les déclarations de manifestation : le secrétariat de l’ordre public de l’état-major de la DOPC. L’ensemble des projets sont instruits, même ceux qui ne sont pas déposés selon les règles fixées par la loi. Nous ne faisons pas de juridisme pointilleux. Vous savez qu’est imposée la signature de trois personnes domiciliées à Paris et que la demande doit être faite entre quinze et trois jours francs avant l’événement. Nous privilégions le dialogue avec les organisateurs, même s’il n’y a que deux signatures, si les signataires n’habitent pas à Paris, si les délais ne sont pas totalement respectés. Nous sommes pragmatiques. Nous souhaitons concilier les objectifs des organisateurs, qui veulent exprimer leur opinion sur la voie publique, avec les nécessités de l’ordre public, ou avec d’autres occupations de l’espace public prévues au même moment.
Ces discussions aboutissent dans la majorité des cas à un accord. Certains organisateurs – c’est une évolution récente – sont toutefois de moins en moins enclins à accepter les itinéraires ou les horaires suggérés, et appliquent le principe de la déclaration préalable dans toutes ses acceptions, en ne laissant d’autre alternative qu’accepter ou interdire. Une autre évolution inquiétante est le nombre significatif de manifestations inopinées qui s’affranchissant du cadre légal de la déclaration préalable : 719 en 2012, 733 en 2013, 576 en 2014. Il serait souhaitable d’introduire dans le droit positif une obligation de concertation préalable, qui permette de responsabiliser les organisateurs.
Pour les rassemblements les plus importants, un officier de liaison, désigné par le directeur de l’ordre public, est mis en place auprès des organisateurs, afin qu’une liaison permanente puisse s’établir entre ces derniers et les responsables de l’ordre public.
Le troisième élément de l’organisation, c’est le renseignement. Pour bien préparer une manifestation, il nous faut un renseignement fiable, pertinent et aussi précis que possible. C’est le rôle de la direction du renseignement, dont le responsable, René Bailly, est ici présent, et qui a pour mission de déterminer tous les aspects d’un événement grâce à un travail de recueil d’informations, en milieu aussi bien ouvert que fermé, de veille sur les réseaux sociaux et Internet, de consultation des archives, en reprenant l’historique des manifestations. L’échange d’informations entre services, en particulier avec les autres services de renseignement, le service de renseignement territorial, qui nous donne des informations sur la participation en provenance de province, mais aussi la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), est essentiel. Le but de ce travail est d’identifier les risques de perturbations, de dégradations, voire de heurts avec les forces de l’ordre, de même que les sites les plus sensibles le long de l’itinéraire, et ainsi de fournir une aide à la décision aux responsables de l’ordre public.
Cette direction du renseignement a plusieurs missions au cours de l’événement. Tout d’abord, elle compte les manifestants, selon une méthode rigoureuse qui a fait ses preuves, sous le contrôle d’une commission indépendante composée de trois personnalités : sa présidente Mme Dominique Schnapper, ancien membre du Conseil constitutionnel, M. Daniel Gaxie, professeur à l’Université Paris I, et M. Pierre Muller, jusqu’à il y a peu chef de l’inspection générale de l’INSEE. La direction du renseignement transmet également aux responsables du maintien de l’ordre, en temps réel, l’identification des éléments à risque et des auteurs d’infractions.
Nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouvelles formes de protestation. Ces cinq ou six dernières années, ont eu lieu à Paris des événements d’une ampleur et d’une portée médiatique significatives : mobilisations étudiantes et lycéennes très suivies, répercussion quasi immédiate de crises et d’événements internationaux entraînant la réaction non encadrée de diverses communautés étrangères vivant en France, avec le Printemps arabe, les événements du Tibet, ceux de Côte-d’Ivoire, les guerres au Mali, en Syrie, en Irak, le conflit israélo-palestinien. Nous avons vu apparaître aussi de nouvelles habitudes culturelles, difficilement prévisibles et contrôlables : flash mobs, apéros géants, distribution d’argent sur la voie publique organisée au dernier moment… Nous avons par ailleurs assisté à la radicalisation des franges politisées les plus extrêmes et le retour de violences de rue entre différents mouvements, antifas, extrême-droite, Printemps français et ses dérivés… Les accès rapides en transport en commun permettent à des individus violents et déterminés de se mobiliser en très peu de temps, via l’utilisation des réseaux sociaux.
L’expression des mécontentements peut prendre des formes multiples : envahissement de la voie publique et entrave à la circulation, envahissement et occupation de locaux, prise à parti violente d’opposants lors de manifestations, perturbation des services d’ordre institutionnels, saccage du mobilier urbain et de commerces par des bandes violentes parties à la manifestation ou en marge de celle-ci.
Force est de constater que les manifestations ont évolué et dépassé le schéma traditionnel d’un rassemblement massif de personnes encadrées par l’organisateur. La doctrine traditionnelle du maintien de l’ordre, selon laquelle il convient de tenir à distance les manifestants afin d’éviter tout risque de confrontation, ne paraît pas adaptée lorsqu’il se commet des exactions ou des violences sur les personnes en marge ou à l’intérieur d’un rassemblement, particulièrement à Paris, où aucun débordement ne peut être toléré, eu égard aux atteintes graves portées à la fois aux institutions et à l’image de la France dans le monde, notamment en raison de la médiatisation immédiate de tout désordre dans la capitale.
Ces nouvelles formes de contestation ne remettent pas en cause le modèle de commandement que j’ai décrit, mais plutôt l’organisation opérationnelle des forces déployées sur le terrain. L’emploi des forces mobiles traditionnelles, escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et compagnies républicaines de sécurité (CRS), n’est pas toujours adapté à ces nouvelles formes, ou plus précisément n’offre qu’une réponse partielle.
Les difficultés d’ordre tactique sont au nombre de quatre. Tout d’abord, le principe du fractionnement des EGM et des CRS est admis en sécurisation mais il reste à développer en maintien de l’ordre. En effet, à Paris, l’engagement des forces de maintien de l’ordre ne doit pas seulement permettre de traiter une manifestation mais aussi un second événement : des exactions commises par des groupes détachés de ce rassemblement quelques rues plus loin. Or l’absence de fractionnement au-delà de la demi-compagnie ou du demi-escadron ne permet pas toujours cette souplesse. La difficulté est encore plus prégnante lorsque nous disposons d’unités à trois escadrons ou trois sections, et non à quatre, car alors le fractionnement par moitié n’est plus possible.
Ensuite, la réversibilité des missions n’est pas toujours possible. Nous sommes très heureux de pouvoir bénéficier des effectifs conséquents des unités de la réserve nationale, qui présentent d’indéniables avantages dans le cadre d’un maintien de l’ordre statique ou défensif, mais ces unités sont plus limitées face à des phénomènes de violence urbaine qui nécessitent une très grande mobilité.
La troisième difficulté est relative aux interpellations et à leur traitement judiciaire. Les interpellations ne sont pas toujours suivies de procédures judiciaires adaptées et efficaces, les conditions d’intervention de ces unités n’étant pas propices à la rédaction de rapports ou de procès-verbaux d’interpellation répondant aux attentes de l’autorité judiciaire.
Enfin, se pose la question de l’articulation des commandements entre la préfecture de police et les unités de la réserve nationale engagées sur l’agglomération. Les services d’ordre de la préfecture de police les plus importants se caractérisent le plus souvent par l’emploi simultané de plusieurs unités de la réserve nationale et donc la présence de coordonnateurs de ces unités, appartenant aux CRS ou aux gendarmes mobiles, distincts des responsables de la DOPC. Pour dépasser cette difficulté, j’ai souhaité, dès mon arrivée, que la DOPC puisse associer les responsables des forces mobiles eux-mêmes à la conception des dispositifs, de façon qu’ils y adhèrent au mieux. Un officier supérieur de la gendarmerie mobile a donc été récemment affecté à titre permanent auprès du directeur de l’ordre public. Un commissaire de police du corps des CRS était déjà installé dans les locaux de la DOPC depuis plusieurs années, participant à la conception de ces dispositifs.
La réponse opérationnelle que nous apportons à ces difficultés réside dans le dispositif d’emploi des compagnies d’intervention de la préfecture de police, sous l’autorité du directeur de l’ordre public, et dans l’implication de l’ensemble des directions de la préfecture de police dans la mise en œuvre des services d’ordre sous un commandement unique assuré par le directeur de l’ordre public.
La préfecture de police a refondé l’organisation, la doctrine d’emploi et les modes d’intervention des compagnies d’intervention. Il s’agit de disposer de compagnies capables d’intervenir comme les unités classiques, CRS et EGM, mais aussi de se scinder en unités multiples, mixant des effectifs en tenue et des effectifs en civil, pour répondre dans la même séquence de temps à l’évolution de la manifestation et faire face aux groupes de casseurs et fauteurs de trouble de tous acabits.
Ces compagnies d’intervention, au nombre de sept, six de jour et une de nuit, avec des effectifs de 110 personnes, bénéficient d’une formation parfaitement similaire, ce qui a pour conséquence que n’importe quelle composante de l’une de ces compagnies, une section, un groupe, un demi-groupe, intervient en parfaite complémentarité avec n’importe quelle autre composante d’une autre compagnie. Par ailleurs, chaque composante est à même, en cours de vacation, d’assurer sa mission en tenue civile, en complément d’autres unités en uniforme. Ces compagnies répondent ainsi à un double objectif d’adaptabilité et de souplesse d’emploi, tout en étant utilisées en formations classiques de maintien de l’ordre.
L’emploi de compagnies mixtes juxtaposant unités civiles d’interpellation et unités légères d’intervention au sein d’une même compagnie d’intervention est un schéma unique en France. Il a été systématisé, depuis 2009, sur toutes les grandes manifestations parisiennes, ainsi que sur un grand nombre d’événements de voie publique. Ce schéma permet d’apporter une réponse complète à la problématique des fauteurs de trouble insérés dans les cortèges mais aussi à celle de la délinquance acquisitive lors de grands regroupements. Ces compagnies mixtes permettent en outre d’obtenir un meilleur traitement judiciaire, notamment grâce à l’amélioration de la rédaction des PV de contexte et des procédures d’interpellation. Leur travail est toujours accompagné d’un vidéaste professionnel filmant leurs interventions.
La souplesse est aussi permise par l’emploi des effectifs des brigades anti-criminalité (BAC) de la direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne, qui prennent en charge les flancs ou la périphérie immédiate du cortège, et peuvent se projeter très vite sur le cortège pour mettre un terme aux exactions, avec des unités en civil, voire en tenue. J’ai souhaité que ces BAC, quand elles interviennent, soient placées sous l’autorité du directeur de l’ordre public, pour qu’il n’y ait qu’un seul chef dans des opérations faisant intervenir des unités de plusieurs directions.
Ce modèle n’a pas vocation à se substituer au modèle traditionnel d’emploi des forces mobiles, qui restent nécessaires. S’il correspond aux enjeux de la capitale, il ne paraît pas destiné à être généralisé sur l’ensemble du territoire national.
M. Pascal Popelin, rapporteur de la commission d’enquête. Le ministre de l’intérieur, devant notre commission mardi, a cité le préfet Maurice Grimaud, l’un de vos illustres prédécesseurs. Peut-on légitimement, selon vous, distinguer entre un ordre public, neutre au plan idéologique, et un ordre républicain, davantage porteur de valeurs ? Si c’est le cas, comment peut-on caractériser cet ordre républicain ?
Vous avez évoqué la multiplication des manifestations inopinées, et vous souhaitez qu’une obligation de concertation préalable soit inscrite dans notre cadre juridique. Le code de la sécurité intérieure suggère qu’une manifestation ne bascule pas dans le régime de l’attroupement du seul fait qu’elle serait non déclarée : il faut, pour que ce basculement ait lieu, un risque de trouble à l’ordre public. Considérez-vous que ce dispositif est une faiblesse ou bien est-il adapté au principe de liberté qui gouverne notre société ?
Vous avez insisté sur l’importance de la prévention dans votre travail. La préservation de l’ordre public commence par le dialogue et la coopération en amont entre les organisateurs d’une manifestation et l’autorité investie des pouvoirs de police. Peut-il arriver que ce dialogue contraigne la manifestation à un point tel que le régime de liberté posé par la loi en est contourné, ou bien faudrait-il au contraire renforcer les exigences pesant sur les organisateurs ? Je pense par exemple au modèle appliqué à certaines manifestations sportives. Rencontrez-vous davantage de difficultés avec certaines catégories d’organisateurs ? On a coutume de dire qu’en matière d’organisation de manifestations un certain savoir-faire s’est perdu.
Quelle est la part du renseignement pour besoins d’ordre public dans l’activité de la direction du renseignement, à côté de la prévention du terrorisme, de la lutte contre la criminalité et de la recherche de l’information opérationnelle ? Comment s’organise le renseignement spécifique aux manifestations d’ampleur nationale ?
Les dispositifs de vidéoprotection implantés sur la voie publique constituent-ils une aide pour les forces de maintien de l’ordre, au moment de la manifestation, et a posteriori ? Le ministre a indiqué mardi son souhait que l’ensemble des manifestations soient filmées. Je crois comprendre, dans votre propos, que c’est déjà le cas à Paris.
Enfin, dans l’hypothèse où l’on connaît l’identité d’éléments radicaux, peut-on imaginer d’exclure ces individus des manifestations, par exemple en les obligeant à se présenter auprès des forces de police ou de gendarmerie, une mesure qui pourrait s’appliquer aux individus ayant déjà fait l’objet de condamnations pour violences dans le cadre de manifestations ? Serait-ce, selon vous, conforme à notre droit, et notamment au respect des libertés fondamentales ?
M. Bernard Boucault. Maurice Grimaud est un modèle pour nous. Pour répondre à votre première question, je citerai ce que je dis toujours lors de la réunion de briefing préalable à une manifestation avec toutes les personnes qui participeront au maintien de l’ordre : « Cet après-midi, nous n’aurons pas devant nous des adversaires mais des citoyens qui veulent exercer leur droit de manifester pour exprimer leur opinion, et notre devoir est de garantir cette liberté, en leur permettant de l’exercer en toute sécurité. » C’est cela, selon moi, l’ordre public républicain, et il doit inspirer toutes les décisions que nous prendrons au cours de la manifestation.
La concertation préalable est extrêmement importante, et je souhaite qu’elle s’impose en droit positif. Je pense également qu’il faut prévoir des engagements en matière de service d’ordre. Quand on organise une manifestation, on doit prendre ses responsabilités et prévoir un service d’ordre en conséquence, adapté à la mobilisation que l’on attend. Certains organisateurs n’y manquent pas ; les grandes centrales syndicales, les grands partis politiques ont un grand savoir-faire dans ce domaine, et le travail avec leurs services d’ordre est facile. Ce n’est pas le cas pour des organisations aux structures plus légères, qui n’ont pas les moyens d’assurer le calme dans leurs manifestations. Il me semble important que nous puissions imposer aux organisateurs des engagements précis sur le service d’ordre.
Je fais confiance au juge pour déterminer ce qui est attroupement et ce qui ne l’est pas. On se rend compte assez rapidement si ceux qui refusent de se disperser à la fin d’une manifestation troubleront l’ordre public ou non. Les textes et la jurisprudence sur l’attroupement nous permettent de travailler dans de bonnes conditions.
Les organisations avec lesquelles nous avons des difficultés sont souvent des organisations extrémistes. Les déclarants ne sont pas forcément les responsables en vue, mais des inconnus, qui signent au nom de telle ou telle organisation. Nous avons connu de grandes difficultés lors des manifestations contre le mariage pour tous, l’année dernière. Certaines manifestations se sont très bien déroulées, puis, à mesure que des tensions sont apparues parmi les organisateurs, que des scissions se sont produites, avec la création de nouveaux mouvements comme le Printemps français, et la réapparition de certains groupuscules d’extrême-droite qui avaient plus ou moins disparu de la scène parisienne, certains interlocuteurs n’avaient plus les moyens d’assurer la bonne tenue de leurs manifestations, ou bien ne le souhaitaient pas, l’objectif pouvant être, précisément, de commettre des violences.
Le renseignement territorial est une part importante de l’activité de la direction du renseignement et celle qui mobilise le plus de personnel au sein de la direction, avec des services territoriaux dans les départements de l’agglomération, en Seine-Saint-Denis, en Val-de-Marne et dans les Hauts-de-Seine. Les manifestations représentent à peu près 30 % de l’activité de renseignement. Nous travaillons en étroite concertation avec les autres services de renseignement, y compris ceux qui travaillent en milieu fermé. La DGSI peut nous donner des informations sur les risques présentés par tel ou tel individu. Le service du renseignement territorial demande à tous ses postes départementaux, quand il y a une grande manifestation nationale à Paris, d’évaluer le nombre de personnes qui vont se rendre à Paris et les moyens avec lesquels ils vont s’y rendre. La plus grande manifestation depuis la guerre a été celle pour l’école libre en 1984 : les 6 500 cars de manifestants, garés sur le périphérique, en faisaient le tour complet.
Nous avons plusieurs types de caméras pour filmer les événements : des caméras tactiques sur les lieux de dispersion et des caméras mobiles utilisées par la DOPC ou la direction du renseignement pour filmer des interventions. Ces caméras sont très utiles lors de la phase des enquêtes judiciaires et pour procéder à des interpellations décalées dans le temps.
M. Guillaume Larrivé. Je salue le professionnalisme des fonctionnaires de la police nationale et des militaires de la gendarmerie placés sous l’autorité fonctionnelle du préfet de police.
Je souhaite, monsieur le préfet de police, partager plusieurs interrogations nées ces dernières années sur la pertinence des directives données par la chaîne de commandement et son sommet, c’est-à-dire vous-même et le ministre de l’intérieur. J’ai fait part de ces interrogations mardi à Bernard Cazeneuve, qui, s’agissant de faits remontant à 2013, m’a renvoyé à la présente audition, au motif qu’il n’était pas en fonction à l’époque.
En 2013, un projet de loi présenté par le Gouvernement a suscité un grand débat dans notre pays, provoquant l’émotion de centaines de milliers de nos compatriotes. Il s’agit du projet de loi sur le mariage et l’adoption par des personnes de même sexe. Des manifestations très nombreuses ont eu lieu dans toute la France. Elles ont fait l’objet de saisines du Défenseur des droits au titre de sa compétence en matière de déontologie de la sécurité. J’ai moi-même saisi le Défenseur des droits, au titre de la loi organique du 29 mars 2011, sur des faits intervenus le lundi 27 mai 2013 aux abords du lycée Buffon, visité par le Président de la République ce jour-là.
L’une de ces saisines a fait l’objet d’une décision du Défenseur des droits en date du 24 novembre 2014. Ces faits ne sont pas couverts par une instruction judiciaire, la plainte déposée par les manifestants ayant été classée sans suite. Le 14 juillet 2013, une dame, Mme X., se rend sur les Champs Élysées avec son mari et ses enfants pour assister au défilé militaire et afficher son opposition au projet de loi. Elle agite deux fanions, aux couleurs non pas de je ne sais quel groupuscule subversif mais de la Manif pour tous. Le premier fanion lui est arraché des mains par un militaire de la gendarmerie nationale. Elle range le second dans la poussette du bébé. Une fouille administrative de la poussette est effectuée par une fonctionnaire de police, contraignant cette dame à en retirer l’enfant. La fonctionnaire confisque le fanion, omettant de signaler à sa propriétaire qu’elle pouvait le récupérer à la sortie du périmètre contrôlé. Ces faits sont rapportés dans un article du Monde, qui cite la décision du Défenseur des droits. Ce dernier indique que toute personne portant un vêtement orné du logo de la Manif pour tous avait été priée de l’ôter.
Le Défenseur des droits, dans son avis, pense qu’il y a eu une disproportion de l’emploi de la force ce jour-là. Il ne met aucunement en cause l’action individuelle des militaires et fonctionnaires de police, mais il s’interroge, monsieur le préfet de police, sur les consignes que vous avez données. Il indique que le caractère non dangereux de simples fanions n’est pas contestable et il considère que retirer le fanion à cette dame n’était pas opportun. Il s’interroge donc sur l’équilibre entre le maintien de l’ordre et le respect des libertés.
J’ai quatre questions à vous poser sur ces faits. Quelles instructions vous ont été données par le ministre de l’intérieur de l’époque pour gérer ces manifestations ? Quelles instructions avez-vous ensuite personnellement données à la chaîne de commandement de la préfecture de police ? Avez-vous la conviction, eu égard à ce qu’a écrit le Défenseur des droits, d’avoir respecté l’équilibre nécessaire entre le maintien de l’ordre et la liberté d’expression ? Enfin, quelles conséquences tirez-vous de ce que le Défenseur des droits identifie comme un dysfonctionnement de la chaîne de commandement ?
M. le président Noël Mamère. Je ne suis pas sûr que cette question s’inscrive bien dans le cadre de notre commission d’enquête. Disons que c’est un éclairage particulier, sur la base d’une indignation sélective, puisque M. le préfet a expliqué que les manifestations contre le mariage pour tous ont parfois comporté des éléments incontrôlables qui se sont livrés à des exactions et dégradations, ce dont M. Larrivé ne s’est pas fait l’écho.
Cela me conduit à poser une question sur la manière dont le renseignement doit évoluer face à des organisateurs qui ne sont plus les mêmes que ceux que vos services ont connus, monsieur le préfet de police, notamment avec les grands syndicats. Les événements du Trocadéro ont témoigné de l’existence d’un certain nombre de problèmes.
M. Philippe Goujon. Il ne doit pas y avoir de tabou dans cette commission, et les questions de M. Larrivé entrent tout à fait dans le cadre de nos travaux. Il serait d’ailleurs intéressant d’entendre sur ce sujet le Défenseur des droits, qui sera auditionné dans quelques jours.
La qualité du maintien de l’ordre dans la capitale permet, dans une ville agitée de nombreux soubresauts, un service correct et républicain. Notre commission s’intéresse aux évolutions des rassemblements revendicatifs – flash mobs, cyber-manifestations… – et des violences qu’ils peuvent occasionner, aujourd’hui plus exacerbées, y compris contre les manifestants, avec des phénomènes d’infiltration par des casseurs n’ayant rien à voir avec l’objet des rassemblements et qui le dénaturent.
Depuis la disparition des pelotons voltigeurs motocyclistes (PVM), qu’il fallait certainement dissoudre, il semblerait que la préfecture de police n’ait pu mettre au point des techniques permettant d’isoler et de retirer d’une manifestation des éléments violents. Les camions à eau ont également été retirés de la circulation. Quels seraient les moyens techniques à mettre en œuvre ?
La vidéosurveillance, fort utile dans la lutte contre la délinquance, l’est également pour assurer le maintien de l’ordre, et je pense que nous ne disposons pas d’assez de caméras de vidéoprotection à Paris. Le plan « Mille caméras » est une étape ; vous nous avez annoncé récemment, au Conseil de Paris, l’installation de 250 caméras supplémentaires, mais cela ne fera toujours qu’une caméra pour quelque 2 000 habitants à Paris, contre une pour 260 à Nice. Ce n’est sans doute pas suffisant pour suivre à travers les rues de la capitale les évolutions des manifestants, des contre-manifestants, de groupes très facilement mobilisables.
Des évolutions sont également nécessaires au plan juridique. Je suis favorable à votre proposition de rendre obligatoire une concertation préalable. Il faut également des mesures concernant les mobilisations spontanées par le biais des réseaux informatiques.
Ne conviendrait-il pas, de même, d’aller plus loin au niveau de la réponse pénale ? Que pensez-vous de l’état actuel de cette réponse ? Quelles modifications suggéreriez-vous ? De même, des évolutions ne sont-elles pas nécessaires en ce qui concerne les sommations, car les manifestants ne comprennent pas toujours bien ce qui se passe du côté des forces de l’ordre et cela peut conduire à des dérapages ?
Paris présente, en matière de maintien de l’ordre, un atout qui est peut-être aussi un inconvénient : la structuration de la chaîne de commandement, très lourde, offre une garantie quant aux ordres hiérarchiques, mais elle manque de souplesse. Sans vouloir donner de leçon, je crois que la manifestation au Trocadéro a été un exemple de ce qu’il faut éviter, en termes de temps de réaction entre la prise de décision au sommet et l’application sur le terrain.
Enfin, vous avez indiqué que la formation des compagnies d’intervention était adaptée. Or, lors de manifestations, à Paris, d’autres unités interviennent souvent. Celles-ci sont-elles suffisamment formées ?
Mme Marie-George Buffet. Monsieur le préfet de police, vous avez insisté sur les conditions et les moyens nécessaires pour effectuer avec efficacité vos missions républicaines de maintien de l’ordre, et évoqué le processus de commandement, en particulier le lien entre l’autorité civile et les officiers dirigeant les forces sur le terrain. Le ministre de l’intérieur nous a annoncé la généralisation de la présence permanente de l’autorité civile sur les lieux de manifestation, et exprimé son souhait qu’il soit procédé à une clarification des procédures de sommation : qu’en pensez-vous ?
Pour ce qui est de la concertation avec les organisateurs, que vous proposez de rendre obligatoire, vous soulignez qu’elle se fait très normalement avec les organisations syndicales et politiques traditionnelles. Le fait de la rendre obligatoire va-t-il avoir des conséquences sur la responsabilité des organisateurs ? Cette question en soulève deux autres : d’abord celles des moyens dont disposent les organisateurs pour mettre en place des services d’ordre d’une qualité suffisante – de ce point de vue, l’affaiblissement de certaines organisations leur pose problème ; ensuite, celle de l’émergence de nouveaux groupes, très violents, qui s’immiscent dans certaines manifestations pour y créer des incidents ou pour y jouer les casseurs – le comble étant que ces personnes agissant en intrus se permettent de porter plainte contre les services d’ordre quand ceux-ci ont été contraints d’agir à leur encontre. Envisagez-vous de travailler avec les organisateurs afin de les aider à faire face à ces groupes violents ?
Enfin, je veux évoquer l’évolution de la situation dans les stades, notamment au Parc des Princes. Il semble que l’on assiste, ces derniers temps, à une diminution des phénomènes de hooliganisme : cela a-t-il eu une incidence sur le déploiement des forces de police autour du Parc des Princes ? Pour ma part, je connais mieux le Stade de France, où se trouvent encore déployés des effectifs de police en grand nombre : la mise en œuvre de tels moyens est-elle vraiment justifiée ? D’une manière plus générale, quelle évolution constatez-vous dans le domaine des événements sportifs ?
M. Daniel Vaillant. L’un des objectifs du maintien de l’ordre étant de faire le moins de victimes possible, il me semble qu’il ne serait pas inutile de faire le bilan statistique des manifestations lors desquelles la préfecture de police a effectué des opérations de maintien de l’ordre, afin de voir durant quelles périodes on a déploré le moins de morts et de blessés. Ainsi les manifestations de 1968, pourtant difficiles à gérer, se sont-elles soldées par un bilan très léger grâce à l’excellent travail du préfet Grimaud – ce qui m’a conduit à proposer que son nom soit donné à une rue du 18e arrondissement de Paris, ce qui sera fait en juin prochain.
L’organisation spécifique à la ville de Paris – en ce qu’elle comporte une préfecture de police – est bien rodée et donne d’excellents résultats en dépit du nombre élevé de manifestations ayant lieu chaque année dans la capitale, et de leur diversité : on peut se féliciter que la liberté de manifester y soit constamment préservée, tandis que le maintien de l’ordre y est assuré.
Ce que je disais tout à l’heure au sujet des blessés et des morts vaut aussi pour les policiers : il serait intéressant de savoir quel est le tribut payé par les forces de police et de gendarmerie au cours des manifestations. Je me rappelle qu’au cours d’une grande manifestation organisée à Paris au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, un commissaire de police a été très grièvement blessé par une personne appartenant à un groupe extrémiste. On passe trop souvent sous silence le fait qu’il y a aussi des blessés et des morts parmi les forces de l’ordre, qui œuvrent à la préservation de la liberté de manifester et de l’ordre républicain – alors que, mis à part le cas de Malik Oussekine en 1986, très peu de victimes sont à déplorer parmi les manifestants au regard du nombre de manifestations ayant lieu à Paris chaque année.
On sait que le dispositif que vous avez développé à Paris n’est pas transposable à d’autres territoires, compte tenu des caractéristiques particulières de la capitale et des moyens spécifiques de la préfecture de police. Néanmoins, le ministère de l’intérieur ne pourrait-il tirer des leçons, au niveau national, de l’expérience parisienne en matière de maintien de l’ordre ?
En termes d’anticipation, le renseignement territorial est heureusement revenu d’actualité et sera renforcé à la lueur des drames vécus dans notre pays. C’est ce qui vous a opportunément permis, en juillet dernier, d’interdire des manifestations à Barbès, dont on savait comment elles se seraient terminées, puisqu’elles étaient motivées par des objectifs antisémites connus. Pour ma part, je suis très attaché à la loi de 1991, désormais intégrée au code de la sécurité intérieure. Je voulais vous interroger au sujet des interceptions administratives effectuées par la préfecture de police ou la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) dans le cadre de cette loi. Si les interceptions de sécurité ont occasionnellement pu donner lieu à certaines dérives, j’approuve le principe de cette pratique nécessitant l’autorisation du Premier ministre et de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) – dont j’ai été membre durant cinq ans. Selon vous, serait-il utile de faire évoluer le dispositif législatif relatif à ces interceptions ?
Certaines manifestations sont moins bien maîtrisées que d’autres et donnent lieu à des incidents : on se souvient, par exemple, du passage de la flamme olympique en 2008, des débordements survenus au Trocadéro lors de ce qui aurait dû être la fête célébrant le titre de champion de France de l’équipe du PSG en 2013, ou encore de certains matchs de football. Même les petites manifestations peuvent créer des problèmes : je pense à l’« apéro saucisson pinard » de la Goutte d’Or en 2010, que le préfet Michel Gaudin a eu raison d’interdire, comme je le lui avais conseillé – et qui s’est finalement terminé dans le 7e arrondissement. Je ne suis pas spécialement favorable aux interdictions, mais il faut savoir y recourir en cas de besoin, c’est-à-dire quand les objectifs avoués d’une manifestation sont incompatibles avec les textes fondamentaux de la République.
La manière dont les forces interviennent peut donner lieu à des contestations – allant parfois jusqu’à la saisine de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) – notamment dans le cas de petites manifestations. Je regrette que l’on ne connaisse pas toujours les suites données aux mises en cause de policiers effectuées dans ce cadre, car l’IGPN devrait s’attacher à faire la vérité soit sur les manquements des forces de l’ordre, soit sur l’absence de fondement des mises en cause dont elles ont fait l’objet. La transparence passe par la connaissance de la réalité des faits.
Enfin, puisque notre collègue Larrivé a évoqué des incidents survenus lors des manifestations de 2013, je rappelle que le défenseur des droits ne constitue pas la seule voie de recours pour les manifestants, qui ont toujours la possibilité de porter plainte. En l’occurrence, l’affaire qu’il évoque a-t-elle donné lieu à un dépôt de plainte ?
M. Guillaume Larrivé. Les plaintes déposées ont été classées sans suite.
M. Daniel Vaillant. Pour conclure, je suis convaincu que le système déclaratif est de nature à responsabiliser les manifestants : comme on a pu le constater, ce système distinct de celui de l’autorisation s’est traduit par une amélioration du déroulement des raves et des free parties.
M. Jean-Paul Bacquet. Monsieur le préfet, vous dites qu’il y a en fait deux types de manifestations. Les unes sont organisées par des personnes responsables, douées de maturité politique et d’une grande connaissance des lois de la République ; souvent dotées de leur propre service d’ordre, qui travaillent de concert avec les forces de l’ordre, elles ne vous causent jamais de difficultés. Les autres, spontanées ou venant infiltrer d’autres manifestations, qu’elles soient marquées par une volonté de déstabiliser l’ordre public, donc la République, ou qu’il s’agisse simplement des agissements de bandes de casseurs, sont très difficiles à contrôler – il est même fréquent que l’on y découvre des individus porteurs d’armes.
D’une manière générale, les manifestations sont plus dangereuses qu’autrefois en raison des moyens de communication dont disposent les manifestants – des moyens qui, d’une part, leur permettent de faire circuler l’information plus rapidement, donc d’accroître leur mobilité, d’autre part, ont pour conséquence de favoriser la diffusion de rumeurs parfois sciemment répandues à des fins de manipulation : en tant qu’ancien combattant de mai 1968, je peux vous dire que nous sommes bien loin d’une époque où seuls les cris se propageant de loin en loin nous prévenaient qu’une barricade venait d’être enfoncée ! Je crains fort qu’au cours des années à venir, les événements mondiaux ne soient pas sans conséquences sur l’ordre public en France.
Afin de contrer l’escalade de la violence, nous devons faire des efforts très importants en matière de renseignement, mais aussi améliorer le système d’information, et pas seulement en ce qui concerne les obligations relatives à la déclaration préalable des manifestations. À mon sens, nous devons également nous interroger sur le rôle des chaînes d’information en continu qui, consciemment ou non, ont parfois tendance à mettre de l’huile sur le feu. En 1998, le préfet Magnier avait déclaré à la télévision, avant la nuit du 31 décembre, que le dispositif de sécurité mis en place par ses soins allait se traduire par une nette diminution du nombre de voitures brûlées à Strasbourg. Bien mal lui en prit, car les jeunes virent dans ses propos une incitation à en brûler plus que l’année précédente ! Comme on le voit, une déclaration malheureuse peut avoir des conséquences très dommageables, surtout quand elle est amplifiée par les médias.
Comme je l’ai dit précédemment, l’ordre public, c’est la République. De ce point de vue, sans doute ne devrait-on pas se contenter d’une obligation de déclaration préalable de toute manifestation, mais assortir cette déclaration d’un rappel aux organisateurs des comportements que l’on ne peut se permettre au cours d’une manifestation – une espèce d’éducation citoyenne à la manifestation, en quelque sorte.
J’ai demandé hier au ministre de l’intérieur s’il ne pensait pas que, face à la multiplication des manifestations incontrôlables et au danger qu’elles représentent, la suppression des grenades offensives pouvait donner l’impression que l’on avait désarmé la gendarmerie. Il m’a répondu que le fait que les policiers ne soient pas dotés de grenades offensives n’avait jamais posé de problèmes particuliers. Si j’apprécie beaucoup Bernard Cazeneuve, qui est un ami, j’estime qu’en n’équipant pas les gendarmes de matériels adéquats – en plus de cette décision de retrait des grenades offensives, j’évoquerai également le vieillissement de nos véhicules blindés, dont l’âge atteint parfois cinquante ans –, on ne se donne pas tout à fait les moyens de faire face aux problèmes qui se poseront demain. Le monde est en train de changer et, sur toute la planète, les facteurs de déstabilisation sont de plus en plus nombreux : nous devons en tenir compte et réfléchir aux moyens de préserver notre démocratie.
M. le président Noël Mamère. Cela n’engage que moi, mais je ne pense pas que nous vivions dans un état d’insurrection justifiant que nos forces de l’ordre se muent en une armée devant se tenir prête à mater une révolution – mais M. le préfet nous fera part de son sentiment sur ce point.
M. Jean-Paul Bacquet. Je n’ai pas dit ça, monsieur le président.
Mme Clotilde Valter. Je veux d’abord revenir sur la question de la chaîne de commandement afin de vous interroger sur un point qui n’a pas été évoqué jusqu’à présent, celui de l’articulation de cette chaîne de commandement avec les autorités du ministère de l’intérieur et, d’une manière plus générale, avec le Gouvernement – ainsi que des interférences susceptibles de venir brouiller la transmission des instructions reçues.
Pour ce qui est de l’évolution de la conception du maintien de l’ordre au cours des dernières années, beaucoup de choses ont déjà été dites, et je souhaite simplement que vous approfondissiez la question des éléments incontrôlés.
Enfin, je souhaite vous interroger au sujet d’un phénomène relativement récent et qui me semble modifier de manière significative les conditions d’intervention des forces de police dans les manifestations, à savoir la présence de mineurs, voire de jeunes enfants. Il me semble évident que les forces d’intervention sont contraintes d’adapter leur comportement lorsqu’ils se trouvent face à de jeunes enfants, voire à des poussettes – ainsi que lorsqu’ils sont confrontés à des mineurs âgés de dix à dix-huit ans, qui posent d’autres problèmes.
M. le président Noël Mamère. Je souhaite vous poser moi-même deux questions, monsieur le préfet. Premièrement, de nombreuses manifestations organisées à Paris et en région parisienne donnent lieu à l’intervention de ce que l’on appelle les « forces intermédiaires », c’est-à-dire différents lanceurs de balles de défense, qui ont provoqué plusieurs accidents au cours des dernières années. Quelle est votre doctrine en la matière, et celle-ci a-t-elle évolué au fil du temps ?
Deuxièmement, en ce qui concerne l’interdiction de manifester, pouvez-vous nous indiquer quel rôle joue le juge dans l’appréciation du désordre public susceptible d’être créé, par rapport à la position du préfet, qui représente le ministre de l’intérieur ?
M. Bernard Boucault. Dans la mesure du possible, je vais m’efforcer de répondre en regroupant par thèmes les questions qui m’ont été posées.
Je commencerai par la question que vous venez de me poser au sujet du rôle de l’autorité judiciaire, monsieur le président. Lors des manifestations les plus importantes, nous travaillons constamment sous le contrôle du parquet – avec les magistrats de permanence, mais également avec le procureur de la République si nécessaire. Ce travail se fait en respectant des compétences de chacun, mais dans des conditions permettant de faire face à des situations parfois inédites. Bien entendu, nous observons scrupuleusement les instructions du parquet quand il s’agit de prendre des décisions à l’occasion de désordres et de violences survenant au cours d’une manifestation, ou de procéder à des contrôles d’identité – que ce soit sur place ou dans des lieux où les personnes ont été transférées, éventuellement dans le cadre d’une garde à vue.
Je me félicite de la qualité des relations qui existent entre la préfecture de police et le procureur de la République de Paris. Pour ce qui est du respect des libertés, il fait bien évidemment partie des convictions qui sont les miennes : tous les préfets et les directeurs sont pétris des valeurs républicaines, qui guident leur action lors des opérations de maintien de l’ordre ; cela dit, notre travail se fait sous le contrôle permanent de la justice.
M. le président Noël Mamère. En fait, monsieur le préfet, ma question portait sur l’interdiction des manifestations, qui ne relèvent pas de la compétence du juge d’instruction et du procureur, mais du juge administratif.
M. Bernard Boucault. La très grande majorité des requêtes déposées devant le juge administratif à l’encontre des arrêtés préfectoraux portant interdiction de manifestation sont rejetées. Il en a été ainsi presque systématiquement depuis que je suis en poste à Paris, ce qui me conduit à penser que les interdictions que j’ai décidées étaient justifiées. Je veux m’arrêter un instant sur les circonstances m’ayant conduit à prendre une décision de ce type au sujet de la grande manifestation du 24 mars 2013, organisée en opposition au projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Deux jours après l’annonce selon laquelle cette manifestation aurait lieu sur les Champs-Élysées, j’ai écrit personnellement aux responsables de la Manif pour tous pour leur dire qu’ils ne pouvaient pas défiler sur les Champs-Élysées, la tenue de toute manifestation revendicative étant interdite dans ce secteur en vertu d’une tradition respectée par tous les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche. Cela n’a pas empêché les responsables de la Manif pour tous de marteler, un mois durant, à Paris et en province, le slogan « Tous aux Champs-Élysées ». L’avant-veille de la manifestation, les responsables de la Manif pour tous portaient encore des tee-shirts affichant ce mot d’ordre, alors même que le tribunal administratif, confirmant une jurisprudence constante, avait donné gain de cause à la préfecture de police. Le fait que nos appels à la responsabilité n’aient pas été entendus, nonobstant la décision de justice rendue en notre faveur, a considérablement compliqué l’organisation de cette manifestation.
La seule solution envisageable – une solution loin d’être idéale, que ce soit pour les responsables de l’ordre public comme pour les manifestants – a donc consisté à autoriser un rassemblement statique sur l’avenue de la Grande-Armée. Malheureusement, il y avait chez les manifestants présents une telle envie de venir sur la place de l’Étoile qu’au bout d’un certain temps, des personnes avec des enfants et des poussettes ont commencé à vouloir franchir les barrages mis en place. À ce moment, j’ai pris la décision de les laisser passer, car il était exclu de faire de l’ordre public en présence d’enfants et de poussettes : je ne pouvais pas faire autrement que de prendre cette décision relevant de ma responsabilité de préfet républicain. Cet épisode constitue une illustration de la nécessité d’avoir pour interlocuteurs des organisateurs connaissant les règles et la jurisprudence, disposés à faire confiance à l’administration et à engager la discussion avec elle, qui est là pour permettre l’exercice du droit de manifester dans le cadre de l’État de droit.
En ce qui concerne les armes, les compagnies d’intervention de la préfecture de police sont dotées de l’équipement habituel, à savoir d’une part les armes individuelles que sont les bâtons de défense et les aérosols lacrymogènes, d’autre part les grenades lacrymogènes. En revanche, elles n’utilisent pas de grenades de désencerclement ni de grenades à effet assourdissant et lacrymogène, dites grenades lacrymogènes instantanées (GLI) ; quant aux grenades offensives, elles n’ont jamais été utilisées à Paris, car il est impossible de les mettre en œuvre sans risque dans un milieu très urbanisé. Les compagnies d’intervention ne disposent pas non plus de lanceurs de balles de défense ni de Flash-Ball : ces armes ne sont utilisées que par les brigades anti-criminalité (BAC) qui interviennent sur les abords et les flancs de la manifestation pour lutter contre les casseurs et les auteurs de violences – des individus qui ont généralement déjà un passé judiciaire, et sont fortement susceptibles de se rebeller.
Les CRS et les escadrons peuvent utiliser des grenades de désencerclement – également appelées « dispositifs manuels de protection » (DMP) – ou des GLI, mais seulement sur mon ordre – à défaut, celui de mon directeur de cabinet ou du directeur de l’ordre public : dans les situations très tendues, nous sommes généralement assez proches les uns des autres, et j’assume toujours la responsabilité de la décision prise. Cette règle de l’ordre préalable ne connaît que deux exceptions : d’une part, la légitime défense – un critère porté à l’appréciation du juge –, d’autre part, la nécessité pour les unités de conserver une position qui leur a été assignée : dans ces deux situations, elles peuvent utiliser sans instruction particulière ce type d’armes.
Pour ce qui est des améliorations que l’on pourrait envisager d’apporter au dispositif actuel, en matière de renseignement, la surveillance des mouvements extrémistes peut nous conduire à avoir recours aux outils du renseignement en milieu fermé, notamment aux interceptions de sécurité. Le problème est que nous nous trouvons parfois confrontés à des agissements susceptibles de menacer gravement notre pays, mais ne relevant pas totalement de l’atteinte à la sûreté nationale ni du grand banditisme ; dans ces situations, il pourrait être fait appel à la notion de subversion violente.
Les modalités d’intervention des forces de sécurité évoluent régulièrement. Nous sommes ainsi en train de rassembler en une seule unité les brigades d’information de voie publique (BIVP) de tous les districts, afin de constituer un groupement capable d’intervenir au sein des manifestations pour interpeller certains individus ou pour extraire des personnes se trouvant en danger – un peu comme le font les unités civiles des compagnies d’intervention. Je suggère que les unités de la réserve nationale, les escadrons de la gendarmerie mobile et les compagnies républicaines de sécurité puissent s’engager dans cette évolution, ce que le droit ne permet pas actuellement. L’idée serait de développer, au sein des escadrons mobiles et des compagnies républicaines de sécurité, des unités en civil disposant d’un équipement différent des unités mobiles classiques, chargées de procéder à des interpellations sur les flancs et en arrière de la manifestation.
Pour vous répondre au sujet de la saisine du défenseur des droits, monsieur le député Larrivé, je voudrais d’abord souligner que, comme toutes les grandes manifestations, celle à laquelle vous faites référence a été très médiatisée et a donné lieu à un certain nombre de plaintes – qui, en l’occurrence, ont toutes été classées par le parquet : seuls les dossiers où il y a eu constitution de partie civile sont toujours entre les mains du juge d’instruction. En ce qui concerne les cas portés à la connaissance du défenseur des droits, j’assume totalement les instructions que j’ai données pour le 14 juillet 2013, ainsi que les responsabilités qui en découlent. Souvenons-nous du climat de grande tension qui régnait alors sur le pays : si les manifestations organisées fin 2012 et début 2013 s’étaient très bien passées – sans interpellations, car mobilisant un public bon enfant venu exprimer une opinion respectable –, les choses se sont dégradées à partir de la manifestation du 24 mars 2013 que j’ai évoquée précédemment, en raison des dissensions et des choix tactiques et stratégiques faits par les différentes parties de cette manifestation. Des violences ont commencé à survenir, notamment aux Invalides où, plusieurs soirs de suite, après la manifestation paisible qui avait eu lieu dans l’après-midi, certaines personnes restaient sur place pour en découdre avec les forces de l’ordre et tenter de marcher sur l’Assemblée nationale, où l’on débattait du projet de loi contesté.
Je n’ai pris connaissance des recommandations formulées par le défenseur des droits que lorsque celles-ci ont été rendues publiques, le droit ne prévoyant pas de procédure contradictoire avec le préfet de police – le défenseur des droits instruit l’affaire, convoque le commissaire de police responsable du secteur, puis fait ses recommandations au ministre de l’intérieur. Il indique ainsi, dans sa décision du 24 novembre 2014, qu’après avoir constaté « que l’interdiction de portée générale faite au public présent dans les périmètres contrôlés de détenir des “banderoles, affiches et tout autre support portant une revendication” (...) » n’est « pas conforme au droit applicable sur le territoire de la République (...) », il recommande au ministre de l’intérieur « de faire supprimer l’interdiction générale faite au public présent dans les périmètres contrôlés à l’occasion du défilé militaire du 14 juillet de détenir des “banderoles, affiches et tout autre support portant une revendication” (...) ».
Je vais vous faire part de ma position sur cette recommandation – ladite position ne préjugeant pas de celle du ministre de l’intérieur – en commençant par rappeler qu’il a été décidé d’instaurer des périmètres contrôlés sur les trottoirs des Champs-Élysées à la suite de l’événement gravissime qui s’est produit le 14 juillet 2002, quand une personne a tiré en direction du cortège présidentiel dans le but d’assassiner Jacques Chirac, qui venait d’être élu. Ces périmètres contrôlés s’inscrivent dans un dispositif plus large visant à concourir à la sécurité du Président de la République et à éviter que les cérémonies du 14 juillet ne soient troublées par une atteinte à l’ordre public. J’ajoute qu’à l’époque des faits, le plan Vigipirate rouge était activé. J’aurais donc répondu, à toutes les personnes qui m’auraient déclaré leur intention de manifester sur les Champs-Élysées ou en leurs abords immédiats le 14 juillet, qu’en raison des cérémonies organisées pour la fête nationale, je leur demandais de modifier le lieu, le jour ou éventuellement l’heure de leur manifestation – une telle demande de changement d’horaire ou d’itinéraire étant de pratique courante. Les mesures préventives que j’ai prises étaient d’autant plus justifiées que le climat était tendu, comme je l’ai dit, et que nous disposions de renseignements laissant craindre des actions de contestation assez dures – certaines personnes avaient l’intention de faire usage de fumigènes et l’on pouvait craindre que d’autres ne cherchent à se projeter sur les Champs-Élysées au passage du Président de la République, comme cela a déjà été le cas –, sans parler de l’action de protestation des salariés d’un grand magasin, prévue pour ce jour-là.
Tout cela a justifié que je donne des instructions très fermes pour que les manifestations non déclarées, mais dont le projet avait été largement relayé par les réseaux sociaux, ne troublent pas l’ordre public : je le répète, personne ne peut manifester le 14 juillet sur les Champs-Élysées.
M. Guillaume Larrivé. Personne ne le conteste, monsieur le préfet.
M. Bernard Boucault. C’est pourtant bien ce que vous faites en me reprochant d’avoir interdit à certaines personnes de s’approcher des Champs-Élysées pour y manifester. Je vous rappelle que le Conseil d’État a récemment jugé en référé, au sujet de l’affaire Dieudonné M’bala M’bala, qu’il appartient à l’autorité administrative de prendre des mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises : c’est dans ce cadre que je suis intervenu. Au demeurant, contrairement à ce qu’indique le défenseur des droits, je n’ai pas formulé une interdiction générale et absolue, mais une interdiction portant sur un moment bien précis, une rue bien précise, et une manifestation bien précise. Je ne pense donc pas avoir enfreint la loi en en prenant ces mesures.
Un certain nombre de remarques ont été faites, et il m’a été demandé de rappeler aux personnels de police les règles de fouille des sacs et du contrôle d’identité. L’une des règles essentielles en matière de fouille des sacs – c’est le b.a.-ba dans les écoles de police, et même les agents de sécurité privés connaissent cette règle – est que l’on ne peut y procéder qu’avec le consentement des personnes concernées. Ce rappel n’était pas indispensable, d’une part parce que les règles sont parfaitement connues des personnels, d’autre part parce que ce jour-là, nous avions demandé des réquisitions au procureur de la République : nous travaillions donc dans un cadre juridique très clair nous autorisant à procéder à ces contrôles d’identité. Je ne pense donc pas que nous ayons porté atteinte à une liberté particulière au cours de cette journée.
À la question de M. Goujon sur le remplacement des voltigeurs, je pense avoir répondu en faisant part de mon souhait de voir évoluer les unités des forces mobiles nationales. Pour ce qui est des caméras, nous avons fait des propositions consistant en l’installation d’équipements complémentaires, localisés principalement sur les itinéraires les plus utilisés lors des manifestations parisiennes. Les formations des compagnies d’intervention sont très spécifiques à la préfecture de police et diffèrent donc de celles dispensées aux unités des forces mobiles, mais nous pourrions justement développer ce type de formation si les forces mobiles de la réserve nationale s’engageaient sur cette voie.
Mme Buffet m’a interrogé sur la présence permanente de l’autorité civile sur le terrain. La préfecture de police a anticipé cette règle, que j’ai moi-même appliquée à tous les postes que j’ai occupés en province. Comme vous le savez, j’ai acquis une certaine expérience du maintien de l’ordre en Corse, en Seine-Saint-Denis et à Nantes, et j’ai toujours tenu à être présent lors des situations difficiles. À Paris, c’est évidemment un peu différent, mais je suis toujours dans la salle de commandement avec le directeur de l’ordre public, à qui je laisse le soin de diriger la manœuvre – étant précisé que, si nécessaire, je suis là pour prendre les décisions qui relèveraient de ma compétence. Pour une, deux ou parfois trois unités sur le terrain, les directeurs ont toujours à leur côté un commissaire de police. Il n’y a malheureusement pas assez de commissaires de police de la Direction de l’ordre public et de la circulation (DOPC) dédiés à cette tâche, mais nous demandons aux commissaires de police de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP) de venir faire un peu d’ordre public le dimanche, ce qui leur permet de ne pas perdre la main – ainsi, ces commissaires jouent le rôle de l’autorité civile ayant la capacité de prendre des décisions au nom du préfet de police. Cette solution satisfait tout le monde, et je me réjouis que le ministre ait décidé de rendre obligatoire la présence permanente d’une autorité civile spécialement déléguée par le préfet lors des opérations de maintien de l’ordre.
Mme Buffet a également évoqué l’incidence sur la responsabilité des organisateurs que pourrait avoir le fait de rendre obligatoire la concertation avec les organisateurs. Sur ce point, il me semble que lorsqu’on organise une manifestation, on doit être assuré de pouvoir la maîtriser : de ce point de vue, la notion d’organisation est indissociable de la notion de responsabilité. Certes, toutes les manifestations ne sont pas forcément en mesure de se doter d’un service d’ordre suffisant, mais il est de plus en plus fréquent de voir certaines grandes organisations, ayant de l’expérience et des moyens, « prêter » leur service d’ordre à des organisations plus modestes et moins structurées.
Pour ce qui est de la situation du PSG, je dois dire qu’elle a beaucoup évolué ces derniers temps – ce dont je ne m’attribue pas le bénéfice, le changement ayant été engagé par mon prédécesseur avec le soutien des responsables du club. Alors qu’à mon arrivée en 2012, le maintien de l’ordre autour du Parc des Princes nécessitait dix ou douze unités, on en est aujourd’hui à trois unités et, de mon point de vue, on pourrait même descendre à deux unités, les matchs étant de plus en plus tranquilles – mais je crois que le directeur de l’ordre public ne partage pas tout à fait mon avis sur ce point.
M. Vaillant a évoqué le nombre de blessés au sein des forces de police. Ce nombre est important et en croissance constante : ainsi, il y a eu 68 blessés parmi les forces de l’ordre à Paris en 2012, 203 en 2013 et 232 en 2014. Je me réjouis qu’il n’y en ait pas autant, tant s’en faut, parmi les manifestants – on compte d’ailleurs également très peu de blessés parmi eux, contrairement à ce qui est parfois annoncé à la fin de certaines manifestations : en réalité, quand on fait le tour des hôpitaux à fins de vérification, on n’en trouve aucun. Mais pour en revenir à la police, il est incontestable qu’elle paie un lourd tribut à la mise en œuvre du service d’ordre républicain.
Je pense avoir répondu dans mon propos liminaire sur les leçons à tirer de l’expérience parisienne, ainsi que sur la question de M. Bacquet portant sur les grenades offensives.
Mme Valter a évoqué ce qui lui apparaît comme une lourdeur de la chaîne de commandement. De mon point de vue, la chaîne de commandement n’est pas lourde, mais au contraire très efficace, car complètement intégrée : les ordres sont donnés dans la salle de commandement de la DOPC, où tous les services sont présents, qu’il s’agisse des services du renseignement, de ceux de la DSPAP ou encore des représentants des CRS et des gendarmes mobiles. Nous faisons un point de situation avec le ministre de l’intérieur environ tous les quarts d’heure lors des importances manifestations, ce qui, en cas de besoin, me permet de faire valider l’une de mes décisions par le ministre à tout moment. Le préfet de police est en pleine responsabilité : il me revient de proposer un service d’ordre, élaboré par la DOPC et soumis au ministre de l’intérieur uniquement en ce qui concerne les manifestations les plus importantes. Il est de tradition à Paris que le préfet de police ait la confiance du Gouvernement, quel qu’il soit ; à défaut, il peut difficilement accomplir sa mission, et je crois que c’est la meilleure garantie d’un maintien de l’ordre efficace sur un territoire aussi compliqué que celui de Paris.
M. le président Noël Mamère. Merci, monsieur le préfet. Je crois que nos collègues ont encore quelques questions à vous poser.
M. Guillaume Larrivé. En 2006, le Parlement a voté une loi anti-hooligans qui a donné au ministère de l’intérieur et au préfet de police la faculté de prendre des interdictions administratives de stade, qui ont montré leur extrême efficacité. Pourrait-on, selon vous, envisager de réfléchir à l’instauration d’une interdiction individuelle de manifester à l’égard d’un individu qui serait clairement repéré comme étant susceptible de créer des troubles graves à l’ordre public – une telle procédure étant naturellement soumise au contrôle du juge administratif en référé et au fond ?
M. Jean-Paul Bacquet. Sauf erreur, vous n’avez pas répondu à ma question portant sur l’information, monsieur le préfet.
Mme Clotilde Valter. Pour ma part, je rappelle ma question relative aux mineurs et aux jeunes enfants.
M. Bernard Boucault. Si je comprends l’esprit de la proposition de M. Larrivé consistant à créer une interdiction individuelle de manifester, la mise en œuvre d’une telle disposition semble compliquée : s’il est possible d’interdire l’accès d’un stade, donc d’un lieu clos, à une personne, il est beaucoup plus difficile d’interdire à quelqu’un de se joindre à une manifestation, a fortiori dans une ville comme Paris. Une mesure de cet ordre se traduirait par une charge de travail supplémentaire pour les forces de police, surtout si l’interdiction visait plusieurs personnes. Pour ma part, j’estime préférable de faire confiance aux services de renseignement, qui nous informent efficacement sur les personnes susceptibles de troubler l’ordre public : il nous suffit alors de les attendre à la gare où elles arrivent de province et de les interpeller sur réquisition du procureur de la République. L’état du droit et la pratique mise en œuvre avec les parquets nous permettent de gérer de manière satisfaisante les situations que vous évoquez et je crois que, de ce point de vue, un texte poserait sans doute plus de problèmes qu’il n’en résoudrait.
Pour ce qui est des informations données avant les manifestations, il est évident que les choses sont en train de changer. Ainsi, dès que le dispositif de maintien de l’ordre est arrêté, nous communiquons à ce sujet via le site de la préfecture de police et dans la presse quotidienne, mais aussi et surtout au moyen des réseaux sociaux : nous nous efforçons de donner des renseignements d’ordre pratique – en précisant, par exemple, qu’il sera interdit de stationner ou de circuler à tel ou tel endroit –, tout en nous abstenant de formuler des jugements qualitatifs sur ce que permettra ou non le dispositif mis en œuvre. Dans le cas de grandes tensions, nous pouvons éventuellement appeler au calme, mais j’avoue que ce n’est pas une pratique habituelle : en ce qui me concerne, je préfère rester sobre en matière de communication. En principe, si une manifestation n’est pas interdite, c’est que nous estimons que la bonne volonté des organisateurs et leur service d’ordre vont permettre, avec le concours de nos propres moyens, qu’elle se déroule dans des conditions satisfaisantes. Une interdiction, en revanche, doit faire l’objet de mesures de publicité suffisantes – mais en général, c’est une information qui se diffuse très rapidement d’elle-même, ne serait-ce que par le biais des médias – je pense en particulier aux chaînes d’information en continu.
Enfin, pour ce qui est des mineurs, je distingue les jeunes enfants des autres mineurs. Pour nous, le terme de « mineurs » renvoie aux manifestations de collégiens et de lycéens, qui sont la hantise des responsables du maintien de l’ordre en raison de la totale inorganisation caractérisant généralement ce type de manifestations se décidant souvent de manière spontanée – même si, très exceptionnellement, une organisation existante peut prêter son service d’ordre. Dans ce cas, nous mettons en place des dispositifs placés à distance des cortèges, afin d’éviter de donner l’idée à certains jeunes de venir se confronter aux forces de l’ordre. Nous ne pouvons procéder comme nous le faisons habituellement compte tenu des précautions particulières que nous devons prendre, mais nous parvenons tout de même à gérer ces manifestations, en concertation permanente avec le recteur de Paris et les chefs d’établissements – qui apprécient le concours qu’on leur apporte, notamment en matière de renseignements. Il faut, dans ce cas, accepter un certain désordre : c’est le prix à payer pour que nos enfants ne se trouvent pas confrontés à une situation difficile.
Mme Clotilde Valter. Et pour les poussettes ?
M. Bernard Boucault. Comme je l’ai dit, l’apparition de poussettes est exceptionnelle : nous n’y avons été confrontés qu’en 2013 et avons alors réagi en conséquence.
M. le président Noël Mamère. Je vais maintenant donner la parole à M. le rapporteur afin de conclure cette audition.
M. le rapporteur. Monsieur le préfet, j’ai eu plaisir à vous entendre réaffirmer avec force et conviction le caractère tout à fait républicain des décisions que vous avez prises à l’occasion de la manifestation du 14 juillet 2013. Au sujet des compagnies mixtes spécifiques à la préfecture de police, que vous avez évoquées, je souhaite vous demander s’il serait possible d’adresser à la DOPC un questionnaire technique destiné à nous permettre d’en savoir davantage sur la mise en œuvre de ce dispositif – modalités pratiques et nombre annuel des interpellations effectuées, nombre de condamnations prononcées, et caetera.
M. Bernard Boucault. Très volontiers, monsieur le rapporteur.
M. le président Noël Mamère. Au nom de notre commission d’enquête, je vous remercie, monsieur le préfet et messieurs, d’avoir répondu à nos questions. Votre contribution nous sera très utile.
L’audition s’achève à onze heures dix.
Membres présents ou excusés
Commission d'enquête sur les missions et modalités du maintien de l'ordre républicain dans un contexte de respect des libertés publiques et du droit de manifestation, ainsi que de protection des personnes et des biens
Réunion du jeudi 5 février 2015 à 9 heures
Présents. - M. Jean-Paul Bacquet, M. Daniel Boisserie, Mme Marie-George Buffet, M. Philippe Goujon, M. Guillaume Larrivé, M. Noël Mamère, M. Pascal Popelin, M. Daniel Vaillant, Mme Clotilde Valter
Excusés. - M. Guy Delcourt, M. Hugues Fourage, Mme Nathalie Nieson